La chaîne de fast-food invente un type de travail abusant de la vulnérabilité des étudiants, la majorité de sa main-d'oeuvre.

McDo, laboratoire d'exploitation

Par Damien CARTRON
Damien Cartron est sociologue au Centre d'études de l'emploi. Il a mené une observation participante de trois mois dans un McDonald's.

Le mardi 26 février 2002

 

Les équipiers se prennent au jeu d'une production effrénée: refuser d'envisager leur petit boulot comme un métier leur permet de la vivre sur un mode ludique. «Nous exploitons les jeunes et nous le faisons bien», disait l'une des publicités travesties par les grévistes du McDonald's de Strasbourg-Saint-Denis à Paris. Mais dans quelle mesure peut-on parler d'exploitation des jeunes qui travaillent au McDonald's?

 

Un franchisé McDonald's (environ 90 % des restaurants sont en franchise) ne peut dégager un profit qu'en adaptant au plus juste sa main-d'oeuvre à la fréquentation de son restaurant et à la demande de la clientèle par la flexibilité et la polyvalence. En effet, il doit acheter toutes ses fournitures auprès de McDonald's France. Il ne peut vendre que des sandwichs McDonald's et tous les sandwichs McDonald's, même ceux dont ses clients ne veulent pas. Enfin, il doit reverser un pourcentage de son chiffre d'affaires, fixé par McDonald's, à McDonald's. Le système de la franchise fait de l'exploitation du personnel la seule possibilité de profit. McDonald's reporte son risque entrepreneurial sur les franchisés, qui eux-mêmes le reportent sur les équipiers.

70 % du chiffre d'affaires d'un McDonald's est réalisé de 12 à 14 heures et de 19 à 21 heures. Afin de ne pas payer des «équipiers» à ne rien faire, ceux-ci travaillent fréquemment sur ces tranches horaires séparées de plusieurs heures non rémunérées. Pendant ces dernières, l'employé est censé, par exemple, suivre ses études. Néanmoins, comme les plannings sont élaborés à partir d'une hypothèse de fréquentation basse, dès que l'affluence est ne serait-ce que nor male, les salariés doivent rester au-delà de l'horaire prévu. Les managers (personnel d'encadrement du restaurant avec un statut d'agent de maîtrise) téléphonent à des équipiers en repos mais résidant à proximité du restaurant. Les employés qui n'acceptent pas cette forme de flexibilité sont placés aux postes les plus ingrats. Cette gestion en juste-à-temps des horaires de travail des équipiers permet de ne jamais payer du personnel improductif.

L'«équipier polyvalent» accepte contractuellement d'occuper tous les postes du restaurant. Cette polyvalence permet également d'adapter la main-d'oeuvre à la clientèle. L'équipier doit être capable de changer de postes à tout moment, mais aussi d'en occuper plusieurs lorsque la fréquentation diminue. Il est interdit aux salariés «de ne rien faire».

La fabrication des sandwichs est organisée sur le mode industriel: six opérations sont nécessaires pour fabriquer un BigMac, requérant pas moins de quatre équipiers, pour un temps de fabrication inférieur à deux minutes. Ce travail à la chaîne est compliqué par une production en juste-à-temps des produits (les sandwichs ne peuvent être stockés que dix minutes avant d'être jetés) et par des commandes «spéciales» (par exemple des sandwichs sans cornichon). Ces contraintes issues de la demande du moment s'imposent dans la cuisine au même titre que les contraintes «industrielles» grâce à la mise en scène permanente du client par les managers: «Regardez les clients qui attendent en caisse!»

L'intensité du travail dans un fast-food est impressionnante. Il est fréquent que les équipiers en cuisine n'arrivent pas à dégager le temps nécessaire pour boire un verre d'eau, pourtant distribué régulièrement, durant la durée du rush.

Cette intensité est acceptée parce que les contraintes se transmettent de salarié à salarié et que de très nombreuses relations personnelles unissent ceux-ci. Entre équipiers (ils ont le même âge, des origines sociales proches, des préoccupations communes...) mais aussi avec les managers (qui sont à peine plus âgés, toujours prêts à aider en cas de rush, souvent promus en interne et fort mal payés eux-mêmes). Les équipiers en cuisine savent que, si un produit vient à manquer, c'est un «copain» (on ne parle jamais de collègue) qui va être en difficulté en caisse face à la clientèle.

Travailler au McDonald's demande plus de compétence qu'on ne pourrait de prime abord le croire. Il faut apprendre vite et savoir agencer rapidement des tâches élémentaires: lorsqu'il faut confectionner plusieurs sandwichs différents en respectant l'ordre de la disposition des ingrédients ou lorsqu'il faut tenir plusieurs postes à la fois. Etre jeune, capable d'un travail physique et intense, mais aussi accoutumé à apprendre et à manipuler des informations abstraites sont donc des atouts.

Les nombreux étudiants employés par McDonald's et ses franchisés refusent de considérer ce petit boulot provisoire comme un emploi. Ils se considèrent comme «en réalité» des étudiants, éloignés de la condition sociale d'un serveur ou d'un aide-cuisinier. Cet état d'esprit ne les dispose pas à critiquer, ce qui serait déjà se reconnaître dans son travail.

Les équipiers se prennent au jeu d'une production effrénée: refuser d'envisager leur petit boulot comme un métier leur permet de la vivre sur un mode ludique, comme un défi à relever. Ils se sentent souvent plus à l'aise face à ce défi que face à ceux qu'ils peuvent rencontrer à l'université. Le travail n'est pas solitaire. Des compétences rarement valorisées à l'université sont sollicitées. On travaille pour une rémunération immédiate, pas pour préparer un diplôme avec l'objectif final d'un emploi à un horizon indéfini.

On ne peut considérer que la pénibilité des conditions de travail au McDonald's soit compensée par le salaire. Les équipiers perçoivent le Smic horaire augmenté d'une prime de 0,08 a par heure travaillée, censée indemniser l'entretien de l'uniforme. Les pauses, une demi-heure toutes les cinq heures de travail, ne sont pas rémunérées. Le travail n'est considéré comme de nuit qu'à partir de 2 heures du matin et il n'y a aucune prime pour le travail le week-end ou les jours fériés (ces horaires étant censés arranger les étudiants qui peuvent ainsi poursuivre leurs études). Les contrats de travail sont à durée indéterminée mais à temps partiel, et l'ajustement du temps de travail à la fréquentation est réalisé grâce à des heures complémentaires, c'est-à-dire sans augmentation du taux horaire contrairement aux heures supplémentaires.

McDonald's profite ainsi de la difficulté de nombreux jeunes à financer leurs études. Cependant, son mode d'exploitation du travail est de moins en moins une exception et s'étend à d'autres catégories de main-d'oeuvre. La restauration rapide fait plutôt figure de laboratoire des nouvelles formes d'emploi.

 

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